Chapitre XI
Comme nous l’avons remarqué au début du présent ouvrage, la toute première phrase d’un livre en dit souvent long sur son contenu. Par exemple, rappelez-vous, celui que vous tenez en main démarrait de la façon suivante : « Par la vitre encrassée du train, les orphelins Baudelaire regardaient défiler les troncs de la forêt de Renfermy, noire et lugubre à faire frémir, et se demandaient si leur vie allait enfin prendre un tour meilleur. » Avouez que tout le récit, jusqu’ici, s’est traîné aussi misérablement que cette première phrase.
Si j’aborde à nouveau le sujet, c’est pour donner une idée de l’infini découragement qui saisit Violette et Prunille, en ce triste après-midi, dans la bibliothèque Fleurbon-Laubaine.
Et pourtant, en entrant là, elles avaient déjà le cœur bien lourd. Mais leur détresse redoubla face à la première phrase du Précis d’ophtalmologie avancée, par le Dr Georgina Orwell.
Cette première phrase disait en effet :
« Le présent in-quarto a pour objet l’étude approfondie, dans sa quasi-exhaustivité, de l’épistémologie avancée des estimations ophtalmologiques des divers systèmes oculaires et des processus subséquents requis pour l’expugnation des états pathologiques. »
Violette la lut à voix haute à Prunille, et toutes deux se sentirent saisies de ce vertige qui vous prend lorsque vous vous attaquez à un livre très ennuyeux et très ardu.
— Hou là ! murmura Violette, qui se demandait déjà ce que pouvait bien être un in-quarto. Pas l’air commode, comme bouquin.
— Gardji, approuva Prunille, qui butait sur le mot épistémologie.
— Si seulement on avait un dictionnaire ! dit Violette. Peut-être qu’on finirait par trouver ce que veut dire cette phrase.
— Yak ! fit Prunille, autrement dit : « Si seulement Klaus n’était pas hypnotisé ! Lui saurait nous dire ce que signifie cette phrase. »
Et toutes deux soupirèrent à la pensée de leur frère hypnotisé. Ce Klaus-là était si différent du Klaus familier que c’était presque comme si le comte Olaf avait déjà réalisé son odieux projet, venir à bout du trio Baudelaire. Le Klaus habituel s’intéressait à tout, le Klaus hypnotisé avait le regard vide. Le Klaus habituel clignait des yeux à force de lire, le Klaus hypnotisé ouvrait des yeux de mérou comme s’il avait trop regardé la télé. Le Klaus habituel avait toujours des tas de choses à dire, le Klaus hypnotisé était comme un poisson rouge.
— Oui, dit Violette. Lui, les mots compliqués, il adore ça. Mais en ce moment, il nous l’a dit, c’est comme si une partie de son cerveau avait été effacée d’un coup d’éponge. Pauvre Klaus ! En deux jours, il nous a donné la définition de combien de mots ? Un seul, je crois : pharaonique… Au fait, Prunille, si tu essayais de te reposer un peu ? Si je trouve du nouveau, je te réveillerai, promis.
Prunille rampa sur la table et se vautra contre le Précis d’ophtalmologie avancée, à peu près aussi gros qu’elle. Violette contempla sa petite sœur un instant, puis elle rendit son attention à l’ouvrage.
En temps ordinaire, Violette aimait lire, mais sa vraie passion, c’était l’invention, bien plus que la recherche. Elle était loin de posséder l’extraordinaire faculté de lecture rapide de son frère. Une fois de plus, elle parcourut des yeux cette première phrase, mais elle n’y vit qu’une salade russe de mots tarabiscotés. Ah ! si Klaus avait été là ! Le Klaus non hypnotisé, bien sûr. Il aurait su par quel bout attaquer cette lecture…
Soudain, Violette eut une idée. Comment s’y serait pris Klaus, au fait ? Voilà ce qu’il fallait imaginer.
Abandonnant la première phrase, Violette tourna les pages à l’envers, à la recherche du sommaire. Le sommaire, comme chacun sait, fournit les titres de chapitre et les numéros de page où les trouver. Dans certains livres, surtout anciens, le sommaire se trouve à la fin et s’appelle table des matières. Violette n’y avait guère prêté attention, mais il lui semblait à présent revoir Klaus aller directement au sommaire ou à la table des matières pour y rechercher les chapitres qui l’intéressaient.
D’un bref coup d’œil, elle balaya la page.
1 |
Introduction |
1 |
2. |
Ophtalmologie élémentaire |
105 |
3. |
Myopie et hypermétropie |
279 |
4. |
Cécité |
311 |
5. |
Démangeaisons des cils |
398 |
6. |
Lésions de la pupille |
501 |
7. |
Clignements de paupières |
612 |
8. |
Papillotements de paupières |
650 |
9. |
Pratiques chirurgicales |
783 |
10. |
Lunettes, lentilles de contact & monocles |
857 |
11. |
Lunettes de soleil |
926 |
12. |
Hypnose et suggestion hypnotique |
927 |
13. |
Quelle est la meilleure couleur d’yeux ? |
1000 |
Violette eut tôt fait de trouver ce qu’elle cherchait. Seul l’intéressait le chapitre 12, et elle se félicita d’avoir consulté le sommaire au lieu de lire neuf cent vingt-six pages pour rien. Enchantée de sauter l’abominable première phrase et son salmigondis de longs mots, elle passa directement à la page 927, « Hypnose et suggestion hypnotique ».
Lorsqu’un livre est écrit de la même façon du début jusqu’à la fin, on dit qu’il a de l’unité de style. Par exemple, celui que vous êtes en train de lire a de l’unité de style : il a démarré tristement et finira tristement. Je regrette de devoir le dire, mais Violette découvrit, en s’attaquant au chapitre 12, que l’ouvrage du Dr Orwell présentait lui aussi une remarquable unité de style. « Hypnose et suggestion hypnotique » commençait en effet ainsi : « L’hypnose est une méthodologie impliquant des processus élaborés, efficaces mais aléatoires, qui ne devraient en aucun cas être mis en œuvre par des néophytes », phrase à peu près aussi assommante et ardue que la toute première de l’ouvrage.
Violette lut cette phrase, elle la relut et relut encore, et elle sentit son cœur sombrer. Comment donc faisait Klaus ? Certes, du temps où les enfants vivaient chez leurs parents, il y avait toujours eu un gros dictionnaire dans la bibliothèque Baudelaire, et Klaus l’avait souvent consulté pour déchiffrer les livres ardus. Mais comment diable faisait-il pour lire des livres ardus lorsqu’il n’avait pas de dictionnaire sous la main ? Pourtant, Violette l’avait vu faire ; chez la juge Abbott, par exemple. Il y parvenait, mais comment ? C’était une énigme, et une énigme à résoudre vite.
Violette se replongea dans le grimoire, et relut la phrase une fois de plus. Cette fois, elle avait résolu de sauter les mots inconnus. Comme il arrive souvent lorsqu’on lit de cette façon, son cerveau émettait un petit bourdonnement chaque fois que ses yeux tombaient sur un mot mystérieux. Ainsi, dans sa tête, la première phrase devenait : « L’hypnose est une méthodrhmmm rhmmmant des rhmmm rhmmm, efficaces mais rhmmm, qui ne devraient en aucun cas être mis en œuvre par des rhmmm », et Violette, sans comprendre tout à fait de quoi il retournait, pouvait cependant essayer de deviner.
— Ça pourrait vouloir dire, réfléchit-elle à mi-voix, que l’hypnose est efficace mais difficile, et que les amateurs ne devraient pas essayer.
Et le plus fort est qu’au fond elle n’était pas si loin de la vérité.
Alors, elle continua à lire de cette façon. La soirée avançait, Violette avançait dans sa lecture. À sa surprise, elle découvrait que de phrase en phrase, à force de deviner, elle faisait son chemin dans le chapitre 12 du Precis d’ophtalmologie avancée. Ce n’est certes pas le meilleur moyen de lire un livre, et à ce jeu de devinettes on peut se tromper lourdement, mais en cas d’urgence c’est mieux que rien.
Des heures durant, un silence épais régna sur la bibliothèque, à peine froissé de loin en loin par un bruissement de page tournée. Au cœur de la nuit, Violette lisait, en quête d’informations utiles. De temps à autre, elle jetait un regard à sa sœur et, pour la première fois de sa vie, elle se prenait à regretter que Prunille fût si petite. Quand on est confronté à une question angoissante – par exemple, comment déshypnotiser un frère afin d’échapper aux griffes d’un malfrat déguisé en réceptionniste –, pouvoir en discuter avec quelqu’un est souvent d’un précieux secours. Violette se rappelait combien les discussions avec Klaus s’étaient révélées précieuses, le jour où tante Agrippine leur avait laissé un message codé. Avec Prunille, c’était différent. La benjamine du trio Baudelaire était une enfant adorable, pourvue d’une excellente dentition et remarquablement éveillée pour son âge. Mais ce n’était encore qu’un bébé, et Violette regrettait fort, tout en rhmmmant son chemin à travers le chapitre 12, de n’avoir que ce bout de chou avec qui débattre de sa question angoissante.
Pourtant, lorsqu’elle tomba sur une phrase qui lui semblait contenir un indice, elle réveilla sa petite sœur, tout doux, pour lui lire la phrase à voix haute.
— Écoute ça, Prunille. « Une fois le sujet hypnotisé, un simple mot rhmmm lui fera exécuter tous les gestes rhmmm que le rhmmm veut lui voir rhmmm. »
— Rhmmm ? fit Prunille.
— Rhmmm, c’est les mots compliqués, expliqua Violette. Pas facile de lire de cette façon, mais j’arrive à peu près à deviner, en gros, ce que ça veut dire. Ici, à mon avis, ça signifie qu’une fois que tu as hypnotisé quelqu’un, peu importe comment, tu n’as plus qu’à prononcer un certain mot et ce quelqu’un fait tout ce que tu veux. Tu te rappelles ce que Klaus nous a raconté – ce qu’il avait lu dans l’Encyclopaedia Hypnotica ? Ce roi égyptien qui imitait une poule, ce marchand qui jouait du violon, cet écrivain qui écrivait sans savoir écrire ? Tout ce que leurs hypnotiseurs faisaient, c’était prononcer un mot précis. Mais ce n’était pas le même mot pour chacun… Je me demande bien quel est le mot, pour Klaus.
— Hix, fit Prunille.
Ce qui signifiait sans doute : « Aucune idée. Je suis encore un peu petite. »
Violette lui sourit et s’efforça d’imaginer ce qu’aurait dit Klaus s’il avait été là, dans cette bibliothèque – le Klaus non hypnotisé, bien sûr.
— Je vais essayer d’en lire davantage, décida-t-elle.
— Brévol, approuva Prunille.
Autrement dit : « Et moi, je vais essayer de dormir davantage. »
Le silence reprit ses droits. Violette lisait à grands rhmmm, mais la fatigue gagnait, et avec elle l’inquiétude. Plus qu’une heure ou deux et les casseroles sonneraient le retour au travail. Plus qu’une heure ou deux et ses efforts auraient été vains…
Mais juste comme Violette piquait du nez sur son livre, elle tomba sur un passage qui lui parut si capital qu’elle le lut tout haut sur-le-champ, ce qui éveilla Prunille en trois secondes.
— « Pour mettre fin à la rhmmm hypnotique du sujet, on utilisera la même méthode rhmmm : un mot rhmmm, prononcé haut et clair, rhmmmra le sujet immédiatement. » À mon avis, il s’agit ici de déshypnotiser la personne, et on fait ça en prononçant bien fort un autre mot. Si seulement on arrivait à deviner ce mot-là pour Klaus ! On le déshypnotiserait vite fait, et on échapperait à cette Shirley.
— Skel, fit Prunille, se frottant les yeux. Ce qui signifiait sûrement : « Je me demande bien quel mot ça peut être. »
— Je me le demande aussi, dit Violette. Et on a intérêt à le trouver !
— Rhmmm, fit Prunille, signe qu’elle réfléchissait, non qu’elle lisait un mot difficile.
— Rhmmm, fit Violette qui réfléchissait aussi.
Mais, au même instant, un autre rhmmm se fit entendre et les deux sœurs se regardèrent, soucieuses.
Ce n’était pas le rhmmm d’un cerveau qui bute sur un mot, ce n’était pas non plus le rhmmm de quelqu’un qui réfléchit. C’était un rhmmm plus sonore, plus prolongé, avec un peu de bzzz dedans. Les sœurs Baudelaire, en l’entendant, sortirent de la bibliothèque, Violette tenant d’une main la petite main de Prunille et serrant sous son autre bras le Précis d’ophtalmologie avancée. C’était le rhmmm d’une scie de scierie. Dans le petit matin blafard, quelqu’un venait de mettre en marche l’engin le plus redoutable des Établissements Fleurbon-Laubaine.
D’un pas vif, Violette et Prunille traversèrent la cour déserte, sombre encore dans les lueurs de l’aube. En hâte, elles entrouvrirent la porte du hangar aux machines et jetèrent un coup d’œil à l’intérieur.
Non loin d’elles, leur tournant le dos, MacFool aboyait des ordres en gesticulant. La grande scie circulaire ronflait, de ce rhmmm agressif des scies prêtes à mordre, et devant elle gisait un tronc sur le point d’être présenté à ses dents d’acier. Mais ce tronc, bizarrement, était emmailloté de ficelle, des mètres et des métrés de grosse ficelle à lier les planches.
Intriguées, Violette et Prunille firent trois pas de loup en avant, dans le dos du contremaître, et elles virent que quelque chose était pris dans la ficelle, un long ballot attaché au tronc.
Intriguées plus encore, elles firent trois pas de plus et virent que le ballot était Charles. Il était ligoté au tronc avec tant et tant de ficelle qu’on aurait dit un énorme cocon, à ce détail près que jamais cocon ne parut aussi terrorisé. Plusieurs couches de ficelle sur sa bouche le bâillonnaient proprement, mais ses yeux, dégagés, s’écarquillaient de terreur.
— Eh oui, freluquet ! ricanait MacFool. (A qui donc parlait-il ?) Jusqu’ici tu t’en es tiré, mais encore un petit accident et le patron vous vire, vous autres. (Tout juste : c’était à Klaus.) Et à ce moment-là, nous, on vous cueille ! Cette fois, pour un accident, ça va en être un beau. Imagine un peu la tête du patron quand il va retrouver son associé débité en planches ! Bon, et maintenant, bigleux, au boulot ! Approche cette scie du tronc !
Violette et Prunille s’avancèrent encore de trois pas de loup. Si elles l’avaient voulu, elles auraient pu chatouiller MacFool, mais elles n’y tenaient pas spécialement. Elles voyaient très bien Klaus, à présent. Pieds nus dans la cabine de l’engin, aux commandes de l’énorme scie, il tournait vers le contremaître un regard absolument vide.
— Oui m’sieur, répondit-il.
Et les yeux de Charles s’agrandirent d’effroi.